CHAPITRE IV

 

CAL

 

 

Assis dans le noir, à l’entrée de la grotte, j’attends que le jour se lève. Cela fait trois semaines que je suis ici, sur cette planète dont je ne connais même pas le nom, ce dont je me fous d’ailleurs royalement. Trois semaines à moi, parce que, ne sachant pas quel jour j’ai débarqué, j’ai décidé, a priori, que la première journée serait un lundi. Et chaque matin je trace un trait sur une paroi, près de l’entrée…

Trois semaines et pourtant je ne suis pas habitué au rythme des jours. Ils sont fichtrement longs, ici. On peut très bien tenir vingt et une heures debout deux ou trois journées de suite, mais au-delà… Hier je n’en pouvais plus et me suis endormi avant la tombée de la nuit si bien que, malgré la fatigue – ou peut-être à cause d’elle – je me suis réveillé tout à l’heure dans le noir. Et impossible de savoir combien il reste d’heures avant le lever du soleil ; je n’ai pas de montre. Je suis donc venu m’installer ici, et je rêvasse en attendant d’y voir clair pour travailler.

Je me sens déprimé ce matin et horriblement seul. Peut-être d’avoir tant trimé ces derniers jours. Le travail fini, j’ai un moment de creux avant d’organiser ma vie. Bien sûr, il y a encore quantité de choses à faire, comme de remonter du bois par exemple, avec le treuil ou à la main, je ne sais pas encore.

Le premier jour, j’ai longuement cogité, organisé mon travail et l’ordre dans lequel l’accomplir. Je me suis couché à la nuit. A la première lueur du soleil, le lendemain, j’étais debout. Moi qui, sur Terre, étais incapable de manger quoi que ce soit au petit déjeuner, j’ai fait un sort à une boîte de repas ! Dès que j’y ai vu clair, j’ai mis la première demi-charge de laser en service. C’est un instrument aux multiples utilisations selon le diamètre du rayonnement. Comme un arrosoir, on peut en diaphragmer le débit, depuis le dixième de millimètre jusqu’à la vraie pomme d’arrosoir. Dans ce cas, l’intensité se réduit et c’est un effet de chaleur intense que l’on obtient. Je me suis servi de cela pour vitrifier le sol de la grotte en faisant fondre la roche, ce qui en a fait du même coup disparaître les inégalités. Dès que la chaleur a disparu et que j’ai pu marcher à nouveau sur le sol, je me suis attaqué au plafond avec un rayon de 50 centimètres de long seulement, et de 1 millimètre de diamètre. Taillant en biais, j’ai fait tomber des pans de roche pour élever la hauteur de la grotte à 2,50 m.

C’est ensuite que je me suis creusé mon «appartement », un peu comme un hamster. La grotte naturelle ayant une forme de « L » grossier, je l’ai d’abord agrandie en égalisant les angles. Puis j’ai commencé à creuser la roche, à gauche de l’entrée, pour faire une « cuisine ». Au fur et à mesure que les morceaux tombaient, je les morcelais rapidement et les repoussais du pied, ce qui m’a valu à plusieurs reprises de m’enfermer moi-même derrière des monceaux de débris. Enfin j’ai taillé ainsi une petite pièce de 3 mètres sur 3, perpendiculairement au couloir d’entrée de la grotte et parallèlement à la paroi extérieure. Ensuite, j’ai creusé une « chambre d’amis », toujours à gauche de l’entrée, mais à l’angle du « L ». Histoire de simplifier la tâche, j’ai commencé d’abord par lui tailler trois marches d’accès… C’était une fantaisie, mais je m’en suis félicité, les débris étaient plus faciles à éjecter. Aux innocents les mains pleines ! Là j’ai voulu limiter les efforts et je lui ai donné 3 mètres sur 2.

À ce moment, j’étais déjà crevé et j’avais faim. Je me suis accordé un quart d’heure pour me restaurer, ce qui m’a donné des forces pour entamer la deuxième moitié du travail. Dans le «L » formant la grotte, le couloir d’entrée correspond à la petite barre horizontale. Face à l’entrée, à la hauteur du coude, j’ai creusé une pièce destinée à servir de réserve de vivres et de bois : 5 mètres de côté ! Pour chacune de ces pièces, je m’étais efforcé de creuser une entrée de 1 mètre de large et de continuer derrière, ceci afin d’en faire des pièces indépendantes dès que je pourrais y ajouter des portes. Ça ne facilitait pas le travail, mais je devinai que pour ma vie future c’était important.

Plus tard je me suis attaqué à ma chambre, au fond de la grotte naturelle, et surélevée de trois marches également. J’avais eu un coup de barre difficile à surmonter, mais la chambre finie, ça allait mieux et j’ai continué en creusant des ouvertures, des conduits plutôt, à travers plusieurs mètres de roche, en donnant au laser son maximum de rayon et en traçant un cône. Plus facile que je ne l’aurais cru : les morceaux de roche découpés ont glissé d’eux-mêmes dans la pièce et je n’avais qu’à les sectionner tranquillement en blocs de 4 à 5 kilogrammes, au fur et à mesure. Ça allait très vite. Les conduits de chaque pièce étaient orientés vers le haut, sortant du rocher 3 mètres au-dessus de ma tête. J’ai également taillé des cheminées dans la grotte naturelle et les deux chambres, avec un conduit. Puis je me suis attaqué à la cuisine.

Dans la masse du rocher, j’ai taillé une cuisinière ! Mon chef-d’œuvre : une grille intérieure pour retenir les cendres et une grossière plaque supérieure pour y poser ce que je ferai cuire au-dessus de trois trous d’un diamètre différent. Et enfin, une porte d’évacuation des cendres, en bas. J’étais devenu habile avec le laser dont la manœuvre est très simple. J’ai eu aussi l’idée de creuser une vasque, sorte de grande cuvette, contenant facilement 400 litres d’eau, avec un conduit venant du sommet du rocher et, comble de luxe, un petit conduit de trop-plein à 5 centimètres du bord pour éviter d’inonder la grotte. Grimpant au sommet du rocher, je lui ai vaguement donné une forme d’entonnoir, pour recueillir les eaux de pluie, centré sur le conduit de la vasque. J’avoue que j’étais très content de moi, et plus encore le lendemain matin en la trouvant remplie à moitié par une pluie tombée dans la nuit. Un sacré coup de veine, bien méritée après tout ce travail.

Avec les dernières minutes de la demi-charge, j’ai creusé des étagères un peu partout avant de vitrifier murs et plafonds pour assurer une étanchéité totale, aussi bien contre les infiltrations d’eau que d’insectes. Lorsque le laser s’est arrêté de fonctionner, je ne tenais plus sur mes jambes et, en outre, il y avait 1,50 m de débris dans les couloirs. Je me suis installé dans un petit coin pour dîner et dormir.

Le lendemain, j’ai déblayé et nettoyé partout, jetant les débris en bas du rocher. Ça a suffi à occuper mon après-midi, parce que, d’après le soleil, j’avais fait une sacrée grasse matinée. Le jour suivant, je me suis replongé dans le manuel, au chapitre sur l’alimentation. Il paraît que la viande convenablement fumée se conserve assez longtemps tout en gardant ses propriétés nutritives. Coïncidence, j’étais consciencieusement en train d’apprendre ma leçon quand j’ai vu sortir d’un petit bosquet, à 100 mètres de la grotte, une antilope-vache-léopard, que j’ai d’ailleurs décidé d’appeler des antilopes-léopards. En voyant la bête, je me suis dit que non seulement sa chair me serait utile, mais aussi sa peau. J’avais en tête des projets pour la seconde demi-charge de laser et j’ai pensé qu’il faudrait bien y ajouter une chasse.

Ce même matin, j’ai aperçu d’autres bêtes. J’avais déjà repéré des oiseaux, assez farouches, petits, très colorés dans les teintes claires et très bruyants, mais pas d’autres races pédestres. Après le départ de l’antilope-léopard, j’ai vu apparaître des espèces de chèvres – je continue à procéder par analogie avec la faune terrestre – des chèvres donc aux poils très longs, mais sans cornes. En revanche, la tête semblait couverte d’un véritable casque corné. Et si j’en juge par la musculature de leur cou, elles doivent s’en servir dangereusement. En tout cas, elles aussi m’ont paru susceptibles de me fournir viande et fourrure. Elles ne sont peut-être pas commodes, mais je devrais quand même en venir à bout. Elles sont à ma portée.

Le même jour, je devais repérer les bestioles dont les empreintes m’avaient impressionné au bord du fleuve. Deux sortes de chiens, ou de loups, ont débouché au coin du rocher. Marron clair, elles avaient une démarche souple de félins et je me suis fait tout petit sur mon perchoir, lorsque je les ai vues baisser la tête et se mettre à brouter l’herbe ! La vieille loi voulant qu’un herbivore ne soit pas agressif ni par ses pattes, ni par ses mâchoires, je me suis senti rassuré. Enfin, peu avant la tombée de la nuit, un immense troupeau de bêtes plus petites, ressemblant vaguement à des lièvres par leur façon de se déplacer, a envahi l’espace entre le rocher et le bosquet. Ils avaient un pelage noir, une tête assez large et une gueule laissant passer une longue langue pour happer les brins d’herbe. Cette fois j’ai pensé que je faisais connaissance avec mon ordinaire.

C’est deux jours plus tard que j’ai entamé ma seconde demi-charge. Dès le matin, sans me creuser le crâne, je suis allé au grand arbre le plus proche de la grotte. D’un coup de laser, j’ai coupé le tronc à la base… Et il ne s’est rien passé. Je m’attendais à le voir s’effondrer dans un grand fracas et rien ! Pourtant le tronc était bel et bien coupé. En fait le rayon était si étroit que l’arbre n’avait pas de raison de tomber. Il a fallu un second passage en biais, imitant l’encoche d’une hache, pour qu’il se décide à basculer. Les oiseaux se sont tus.

Après avoir rapidement coupé les branches, j’ai débité le tronc en morceaux de 6 mètres que j’ai ensuite partagés en planches, sur toute la largeur du tronc, épaisses de 3 centimètres environ. Enfin le reste a servi à faire des bûches. Laissant tout sur place, je suis allé chercher le ceinturon et je me suis dirigé vers le fleuve en marchant sans précaution, mon arme me donnant une sécurité suffisante.

A peine arrivais-je à la lisière du bois qu’une antilope-léopard en est sortie lentement, me regardant venir. Tant pis, j’aurais préféré en chasser du côté de la grotte pour avoir moins de trajet à faire, mais puisque celle-ci se présentait… Décidément, j’avais une véritable aversion pour ces bêtes. Leur assurance peut-être ? A 30 mètres, j’ai réglé la portée du laser, en me gardant une marge de sécurité et j’ai visé soigneusement entre les deux yeux. Puis l’arme a émis son petit grésillement discret. La bête a semblé ne rien sentir et j’ai eu un instant d’inquiétude. Soudain ses pattes ont cessé de la porter et elle s’est effondrée. J’avançai vers le corps lorsque deux autres antilopes-léopards sont apparues un peu à droite. La première baissait la tête soufflant avec colère, et je la surveillais, lorsque, du coin de l’œil, j’ai entrevu la seconde qui chargeait sans prévenir ! Et à une vitesse folle…

Le temps de braquer le laser, elle était déjà à 20 mètres. Je me demande où j’ai trouvé assez de calme pour viser le front. Elle a roulé au sol, venant s’arrêter sur le flanc à quelques pas… Sans interrompre le mouvement, j’ai ajusté la dernière qui a été foudroyée au moment où elle baissait la tête pour attaquer.

Tout danger écarté, j’ai senti la transpiration me couvrir les cuisses et le front. Ce qu’elles peuvent être rapides, ces saloperies ! Pas le temps de m’en occuper maintenant, je reviendrai plus tard. Tant pis si des charognards venaient en prendre une part. Traversant le bois, je suis arrivé à la lisière, côté fleuve, pour examiner les arbres. J’ai mis plusieurs minutes à repérer cette espèce qui m’avait paru la plus légère l’autre jour, et j’en ai choisi un spécimen au tronc large de 1,50 m. Je l’ai abattu sans difficulté, me bornant à le faire basculer côté fleuve. Maintenant, il s’agissait de ne pas se tromper. Les indications du manuel étaient simples et je les ai suivies à la lettre. D’abord enlever les branches, puis couper une section de 5 mètres de long et la séparer en deux, au diamètre. Les deux moitiés ont basculé à droite et à gauche, la face tranchée vers le ciel. J’ai poursuivi en taillant les extrémités en pointe, puis j’ai commencé à creuser la moitié de droite, en traçant des V de plus en plus profonds et larges. Peu à peu, je l’ai ainsi vidée. A l’extérieur, j’ai taillé une vague quille en calant des branches pour qu’elle ne bascule pas et je me suis trouvé devant une pirogue ! Ça m’avait pris une heure, du coup j’ai recommencé avec l’autre moitié. Je n’avais besoin que d’une seule pirogue, mais ma prudence naturelle s’est manifestée, et comme ça ne me coûtait rien…

Dans le reste du tronc, j’ai taillé quatre pagaies et deux espèces de pelles. Enfin, du cœur de ce qui restait, j’ai tiré deux longues perches de 6 mètres, et une autre de 4 seulement. J’ai apporté grand soin à la fabrication de cette dernière, creusant un logement à une extrémité pour y glisser le manche du couteau. Ça collait et ça me faisait une très belle lance !

Ensuite, j’ai essayé de déplacer une pirogue. D’un coup de reins, j’ai pu la bouger de 50 centimètres. Ça irait, je pourrais les mettre à l’eau sans difficulté. Restait à savoir si elles voudraient bien flotter dans le bon sens ? Peut-être faudrait-il alourdir un peu la quille, encore que je m’étais efforcé d’y laisser une certaine masse de bois. Je verrais ça un autre jour, pour l’instant j’avais prévu de chasser un peu pour me faire une réserve de viande et la fumer.

 

*

 

Cinq heures plus tard, j’étais de retour à la grotte, fourbu, mais porteur de 10 « lièvres » abattus du côté de la grande forêt, à l’est, le long du fleuve. J’étais retourné découper et récupérer tout ce que je pouvais des antilopes-léopards, notamment les cuisses et la peau. Un sacré travail là encore, une tâche écœurante qui m’a secoué.

De retour, j’ai découpé de mon mieux une sorte de roue dans ce qui restait de l’arbre abattu, l’ai percée au centre avant de creuser une gorge tout autour, sur la tranche. Au-dessus de la grotte, un peu à gauche, j’ai taillé la roche pour faire une sorte d’éperon en saillie et j’y ai glissé la roue. Ça faisait un treuil acceptable et j’étais assez content de moi.

C’est ensuite que j’ai terminé l’installation de mon abri. J’ai fait écrouler, à coup de laser, le petit chemin en surplomb qui ceinturait le rocher, ne laissant qu’une plate-forme de 3 mètres devant l’entrée de la grotte qui était ainsi isolée. Et surtout aisément défendable, car je pensais bien que tôt ou tard, il faudrait se bagarrer. J’aurais bien aimé creuser une sortie de secours mais il fallait pour ça traverser tout le rocher et ma demi-charge ne m’en laissait plus le temps.

Un peu plus tard, j’ai fabriqué une échelle avec le tiers de la corde et des petites branches, et je l’ai fixée à deux bittes d’amarrage taillées dans la paroi à droite de la porte, enfin de l’entrée, la porte n’étant pas terminée. Avec ce système, je n’avais qu’à balancer l’échelle dans le vide pour m’en aller et, une fois de retour, je la tirais à moi et personne ne pouvait grimper jusqu’ici !

Le lendemain, j’ai monté le bois avec le treuil, du moins une partie, parce que la réserve était à moitié pleine, alors qu’il restait encore les trois quarts de ce que j’avais coupé, en bas. J’ai monté aussi des petites branches et des feuilles pour me servir à allumer du feu, ce que j’ai fait aussitôt avec le briquet à amadou qui fonctionnait à merveille. Et j’ai passé le reste de la journée à fumer la viande… Je suis allé encore en récupérer sur les carcasses après avoir lu attentivement les conseils de dépeçage dans le manuel. Elles avaient été entamées sévèrement et j’y ai trouvé des traces de griffes énormes. Apparemment, il y avait dans cette région des fauves terribles que je n’avais pas encore rencontrés. Pendant que toutes les cheminées allumées fumaient la viande, j’ai entrepris de racler les peaux. Le soir encore, j’étais moulu, mais j’avais de la viande en quantité et les peaux étaient prêtes à sécher au soleil.

Ce sont ces peaux sur lesquelles j’ai trimé les jours qui suivirent, alors que je cherchais un moyen de faire fuir l’odeur de viande fumée qui empestait la grotte. La prochaine fois, je ferai ça dehors !

 

*

 

Voilà le jour et ça me tire de ma rêverie. Oui, j’en ai fait du travail…

C’est curieux, ces levers de soleil. Sur Terre, j’ai souvent remarqué qu’ils commençaient avec une petite lumière sale, triste même. Ici, ça ne dure pas, tout de suite le soleil se détache sur l’horizon. Ça ne me rend pas plus gai, pour autant ; la solitude m’accable. Parler, dire n’importe quoi, mais parler à quelqu’un. Un autre être humain ! Si je ne découvre personne, dans dix ans je ne saurai plus parler. C’est affolant de penser à tout cela. En fait, je ne tiendrai plus longtemps. Lorsque je suis occupé, ça va à peu près, mais ce qui me mine, ce sont les moments où l’esprit est disponible… Or, maintenant, mon installation est terminée…

Ce matin, j’avais prévu de creuser une fosse dans la forêt où j’ai abattu les « lièvres », enfin les pseudo-lièvres ; délicieux, d’ailleurs, malgré l’absence de sel, je les ai fait cuire avec de la graisse d’antilope. Je veux essayer de faire ce piège, le manuel dit que ça marche.

Il faut y aller. Je prends la lance que j’ai terminée. Le second couteau est fermement fixé et c’est une arme qui me laisse du champ : 4 mètres. J’enfile le pagne que je me suis fabriqué avec deux peaux de lièvres. Je me suis décidé à mettre de côté la combinaison, pour une période plus froide, ce qui m’a valu de bons coups de soleil sur les jambes. Après, j’irai probablement essayer les pirogues, ça me tente.

Avec un soupir de lassitude, je pénètre dans la « salle de séjour », l’ancienne grotte naturelle, et vais boire un peu d’eau à la gourde, avant de la remplir dans la vasque. J’ai encore suffisamment d’eau de pluie, mais je me demande parfois si elle va encore se conserver longtemps et si je n’ai pas commis une erreur. Le ceinturon est accroché au mur et je le ceins. Il comporte à demeure, le couteau à droite, la gourde sur la fesse droite et le laser sur la fesse gauche. Il est hors de question d’utiliser l’arme, ce serait aussitôt une demi-charge virtuellement fichue, mais je préfère l’avoir sur moi, tant que l’expérience ne me suffira pas à faire face à une situation dangereuse.

Je mets dans le sac à dos un peu de viande pour la journée, ce qui reste du rouleau de corde, en partie utilisée pour l’échelle et le treuil, et des cartes. En me relevant, mon regard tombe machinalement sur une caisse… Bon Dieu ! Bougre de crétin ! Mais je suis vraiment le roi des couillons, voilà trois semaines que je suis ici, que je vis devant les caisses et j’ai oublié de les ouvrir !

Avec le couteau, je force la première serrure. J’ai un peu peur de casser la lame, mais… Non ça va, c’est ouvert. Des boîtes de microfilms. Merde ! J’ai gueulé de déception. La caisse est pleine de documents. La seconde ; encore des documents microfilmés, mais aussi une lectrice. C’est une petite machine très simple dans laquelle on glisse les boîtes de microfilms, et qui permet, par un système de prismes à fort grossissement, de visionner ceux-ci en utilisant la lumière du jour. Je vais au moins pouvoir m’instruire ! Je dois avoir l’histoire de la Terre sous les yeux, de quoi retourner le couteau dans la plaie, aussi… La troisième, la quatrième et la cinquième contiennent également des centaines de milliers de documents microfilmés.

La sixième a manifestement été forcée. Giuse, probablement. Au-dessus des boîtes, je trouve effectivement un fer de hache. De la poussière m’indique qu’il a eu un manche autrefois. Il doit dater d’un lointain passé terrien, XIXe ou XXe siècle, probablement. Une boussole aussi. Ça c’est un trésor. J’en avais une, moi aussi, dans ma vitrine d’antiquités, mais plus ancienne que celle-ci qui dispose d’une petite fente de visée pour prendre des relèvements. Je le sais. J’ai si souvent manipulé la mienne que celle-ci m’est déjà familière. Apparemment, elle peut s’accrocher à mon ceinturon, ce que je fais immédiatement.

Dans les deux dernières caisses, je trouve des pots de métal, un casque guerrier que je me souviens avoir vu coiffer des soldats de je ne sais quelle époque. Voilà aussi des aiguilles à couture dans un petit étui métallique. Dommage que je n’aie aucun fil assez petit pour passer dans le chas minuscule. Un appareil qui a dû être… un masque de plongée, mais il n’en reste que la vitre et une partie métallique. C’est tout ce qui a résisté au temps. Alors que je vais refermer la dernière caisse, je trouve un miroir et une boîte métallique contenant un fer de marteau et un burin. Aussitôt je me regarde dans le miroir et j’ai un choc. Est-ce vraiment moi ? Les traits sont plus marqués qu’autrefois, mes cheveux me paraissent aussi un peu plus clairs. Le soleil, sûrement. Mais ce qui m’impressionne, c’est l’expression de mon visage : dure, méfiante. Je n’ai jamais été amoureux de ma tête, on fait beaucoup mieux, mais je n’aime pas beaucoup l’homme que je vois ici ; il est trop… je ne sais, mais je regrette.

Et enfin, des jumelles. Je file dehors les essayer. Voilà un outil d’une immense valeur pour moi. Je découvre la plaine très loin, et des forêts encore. Je vais pouvoir surveiller les approches et apprendre quantité de choses sans quitter la grotte.

Pour l’instant, je me contente de les glisser dans le sac avec les fers de hache et de marteau auxquels je vais fabriquer des manches. J’y ajoute une peau d’antilope pour mettre dans le fond de la pirogue et protéger mes genoux. Je jette l’échelle de corde et descends, la lance accrochée à l’épaule par un morceau de ficelle. Sitôt à terre, je fixe le bas de l’échelle à une petite saillie à 2 mètres du sol et, la lance à la main, je me mets en route.

 

*

 

Voilà les pirogues. Elles n’ont pas été bougées. Je prends une pelle et pars vers le petit bois de l’ouest pour creuser la fosse.

Les yeux fixés sur le sol, je repère au passage des traces d’antilopes-léopards. Décidément, ces bestioles aiment beaucoup le coin ; à moins qu’il n’y en ait partout…

A l’orée du bosquet, je repère un endroit piétiné de ce qui me paraît être des empreintes de lièvres et je me mets au travail, la lance à portée de la main. Avec le couteau, j’attendris le sol et y découpe des carrés d’herbe de 50 centimètres de côté, que j’arrache. Je pose délicatement les carrés près de moi et, avec la pelle, enlève peu à peu la terre. Lorsque le trou atteint 1,50 m, je le recouvre de branchages sur lesquels je pose les carrés d’herbe. On voit encore la trace de la fosse, mais les animaux ne se méfieront peut-être pas. En tout cas, je ne peux faire mieux et je reprends le chemin des pirogues.

Quelque chose a bougé, là. Dans ma main, la lance s’est aussitôt braquée. Je suis dans le bois aux pirogues, pas loin de celles-ci. Les yeux aux aguets, légèrement penché en avant, je fais un pas sur le côté, vers un arbre dont la première branche est à ma portée, lorsque deux formes sortent d’un buisson. Des chiens félins. Ils avancent vers moi, mais avec prudence. Ils n’ont guère l’air belliqueux et je décide d’attendre pour me mettre à l’abri.

Les bêtes continuent à avancer, baissant parfois la tête comme si elles allaient brouter. L’une stoppe brusquement et bondit en arrière comme si elle avait été attaquée. Puis elle reste là, plantée sur ses pattes.

— Ma parole, mais elles veulent jouer ?

J’ai parlé à voix haute, je crois bien.

Au son de la voix, les deux chiens félins lèvent la tête et la tournent dans tous les sens. Un instant d’hésitation, et ils détalent à grands bonds souples. J’ai un sentiment bizarre : on aurait dit que c’est ma voix qui les a fait fuir.

Secouant la tête, je me remets en route et arrive presque tout de suite aux pirogues.

La rivière est à peine à 100 mètres de la lisière de ce bois et je m’attelle à un harnais confectionné avec la corde. Quand j’arrive enfin à la berge, je dois m’asseoir pour souffler. Il y a trois semaines, j’aurais bien été incapable de cet effort. Je deviens un vrai petit sauvage ! Allez, maintenant, c’est le grand moment.

Ne laissant à bord qu’une pagaie, la peau d’antilope et une perche, je plante le manche de ma lance dans le sol, à côté du sac.

D’un coup de reins, je propulse la pirogue vers l’eau qui monte jusqu’à 10 centimètres du rebord. La moitié arrière est encore sur terre, et je fais glisser doucement l’ensemble qui flotte bientôt, parallèlement à la berge. Dans l’eau jusqu’aux genoux, je retiens d’une main la pirogue, puis la lâche. Elle ne bouge pas ! Alors, je lève une jambe, pose le pied à l’intérieur, les mains appuyées sur chaque bord. Le bateau ne s’enfonce pratiquement pas. Le cœur un peu battant, je ramène à bord la dernière jambe… La pirogue n’a toujours pas bougé. Je m’agenouille avec précaution, empoigne la pagaie et la plonge légèrement dans l’eau d’un mouvement aussi souple que possible. Puis je recommence plus fort. Un léger balancement, c’est tout. Formidable ! Une grande joie m’envahit et, délibérément, je tire très fort sur la pagaie. La pirogue fait presque un bond en avant et je dois corriger tout de suite l’embardée, en laissant la pagaie dans l’eau, de profil, en guise de gouvernail. Ça marche, bon Dieu ! ça marche !

Je crois bien que j’en ai hurlé…

À petits coups, je fais demi-tour et reviens vers le point de départ. Pour l’expérience suivante, je préfère être en eau peu profonde. Je me mets debout et marche vers l’extrémité de l’embarcation qui roule un peu, sans plus. Elle est vraiment d’une stabilité remarquable. Alors je saute à terre, embarque tout le matériel et m’accroupis au quart de la longueur. Puis je plonge la pagaie dans l’eau et propulse la pirogue vers le large.

J’ai envie d’aller vers l’ouest, vers le lac. La pirogue avance bien et j’entends l’eau rejetée par la coque. Finalement, elle est large, près de 1,50 m, et pourrait contenir facilement huit personnes. Il n’y a pas trop de courant, à 30 mètres de la rive, que je surveille continuellement. Un instant je me demande si je reconnaîtrai mon point de départ. Ce qui m’amène à penser que je devrai construire un abri pour les embarcations. Et même deux, en deux endroits différents, si je veux être sûr d’en garder une en cas de pépin. Ah ! ma satanée prudence…

Un troupeau de bêtes inconnues apparaît au détour de la rivière, du fleuve plutôt, car il s’élargit encore en approchant du lac. Mais les bêtes détalent au galop avant que je ne puisse les observer. Elles ont dû me sentir, le vent vient de l’est. Maintenant la rive gauche est entièrement couverte de la grande forêt que l’on aperçoit depuis le rocher. C’est encore une autre race d’arbres, d’une taille ahurissante, plus grands que les séquoias californiens qui mesurent tout de même leurs 140 mètres ! Les troncs sont lisses jusqu’à une trentaine de mètres (Bof ! jamais qu’un building de dix étages !) au-dessus, des branches en jaillissent. Si bien que la forêt, au niveau du sol, paraît un vrai boulevard malgré le nombre d’arbres. Encore que plus loin il me semble apercevoir des cèdres du Liban ; difficile de les appeler autrement. Cessant de ramer, je regarde au fond de l’eau. Elle est extrêmement claire. Il me semble apercevoir un reflet sombre.

Un poisson ? À tout hasard, j’attrape ma lance. Un poisson changerait un peu mon ordinaire, encore que je sois très amateur de viande. Mais à ce rythme, je risque de m’en dégoûter.

La pointe effleurant la surface, je guette un moment sans rien voir et, dépité, reprends la pagaie. Le courant m’a amené près de la rive, dans une courbe. Il y a là une pente naturelle, et j’ai envie de voir à quoi ressemble ce coin. Lorsque l’avant de la pirogue touche la berge, je saute à terre et hisse l’embarcation de 1 mètre pour l’immobiliser. Puis j’empoigne ma lance et avance vers les bois. Les bruits d’oiseaux cessent aussitôt. Je m’arrête, un peu surpris par le silence, puis reprends la marche.

Au bout d’une centaine de mètres, je stoppe. Depuis un moment, quelque chose me titille le crâne. Une idée qui ne veut pas sortir. Voyons, elle m’est venue lorsque je suis entré dans la forêt, après que les oiseaux… Oui ! c’est ça ! Les oiseaux ont cessé de chanter et là, ça ne va plus. Ou bien ils ont eu peur de moi, et ce n’est pas logique… sauf s’ils ont déjà eu à pâtir des hommes. Alors, il y aurait des hommes sur cette planète ? Ou bien ce n’est pas de moi dont ils ont eu peur…

À cette pensée qui me semble brusquement plus plausible, je me raidis. Lentement, je fais demi-tour sur moi-même pour revenir à la pirogue, j’avance de deux pas et me fige. Émergeant d’un buisson, une créature me fait face à une vingtaine de mètres. Un… un singe ! Un grand babouin terrien, mais avec un museau encore plus semblable à celui d’un chien. Une sacrée mâchoire ! Déjà sur Terre les babouins ont la réputation d’être dangereux, mais celui-ci a une gueule redoutable. Il retrousse ses babines d’ailleurs, montrant des crocs impressionnants. Je sens mes jambes faibles brusquement. Je n’avais pas été préparé à ça ! J’ai envie de dire : «Non ! je ne veux plus, laissez-moi ! » Mais, là-bas, le babouin vient de se dresser sur ses pattes arrière, balançant les bras, les mains agitées de crispations.

Aussi brusquement que ma frousse était venue, je me sens envahi d’une sorte de détermination, presque un dédoublement. Je reconnais cette impression au passage : un peu comme si je sortais de ma peau et m’observais de l’extérieur ! Mais tout se passe très vite. Je reconnais là un symptôme qui s’est manifesté chaque fois que je me suis trouvé dans une circonstance dangereuse, ce qui n’était pas fréquent dans ma vie de logicien, il faut bien le dire. Maintenant mon cerveau travaille à plein rendement et je me souviens avoir lu quelque part qu’en face d’un fauve évolué, ayant un minimum d’intelligence, il ne faut pas montrer sa crainte, mais au contraire être d’un grand calme. D’abord parce que cela montre à la bête que l’on n’est pas impressionné, c’est-à-dire que l’on ne craint pas sa force, sous-entendant qu’on en a autant à lui opposer. Et ensuite cette attitude permet à la bête de sauver la face et de ne pas fuir devant le plus fort !

Je m’immobilise donc. Le babouin redouble ses efforts et avance de plusieurs pas. À vrai dire, j’ai du mal à ne pas braquer ma lance, mais je reste de marbre. Je me dis que ça va marcher lorsque, sur la gauche, quelque chose attire mon attention. Lentement, je tourne la tête. Trois autres babouins observent la scène. Et merde, tiens !

Alors là, ça sent mauvais. Il faut trouver un moyen de contourner le plus belliqueux pour retourner à la pirogue. D’un mouvement tranquille, je m’écarte sur le côté, d’un pas. Mon adversaire s’est arrêté, je fais deux autres pas et pense que ça va marcher, quand le babouin gronde sourdement et saute sur place. Il n’y a plus de choix, il faut combattre et faire vite.

A peine y ai-je songé que j’avance vers le singe, à petits pas d’abord, puis j’accélère et me mets soudain à courir vers lui, la lance en l’air.

Alors que j’en suis à 10 mètres, le singe bondit à son tour et je baisse la pointe de mon arme que j’empoigne à deux mains. Pas le temps de viser. La lame a transpercé de part en part la poitrine du babouin qui pousse un hurlement terrible. Dans ma foulée, je fais un écart et tire violemment sur ma lance qui se dégage. Sans ralentir, au contraire, je fonce vers la rive. Derrière, le singe blessé est accroupi, mais les autres se sont rués en avant. Ils ont 50 mètres de retard et je me demande si ce sera suffisant pour que j’aie le temps de pousser au large ?

Voilà la rive. Je jette la lance à l’eau tout en me demandant, un peu tard, si elle va flotter.

D’un coup de reins, je propulse la pirogue où je plonge désespérément. Il était temps, les babouins sont déjà là ! Trépignant sur place, hurlant de rage, ils restent à la limite de l’eau pendant que, sur sa lancée, la pirogue s’éloigne de quelques mètres. Je me redresse lentement et me mets debout, face à la rive. La lance est à côté, flottant heureusement. Là-bas, les singes se sont tus et, accroupis, me regardent. J’en suis d’abord surpris, puis je réfléchis. Peut-être font-ils le rapprochement entre l’eau et ma position verticale ? Alors, à tout hasard, je reste ainsi, immobile, les regardant calmement. Puis je me frappe la poitrine des deux poings, en poussant un hurlement, allez savoir pourquoi. Paniques, les trois babouins font demi-tour et s’enfuient ! Alors ça, c’est la surprise !…